Démocratie émergente

Ce texte est la traduction de Emergent Democraty, de Joichi Ito, initialement publié en anglais. La version traduite est celle numérotée 1.3, datée du 12 mars 2003.

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Un internet plus intelligenent où de nouvelles méthodes démocratiques pourrait être mises en oeuvre pour rectifier les inéquités et les inégalités du monde : tel est l’Internet pour lequel s'engagent ses partisans, tel est l’Internet qu'ils cherchent à mettre en place. Au lieu de cet Internet démocratique rêvé par nombre de gens, Internet est aujourd’hui un environnement de bruit, qui tend à renforcer les pouvoirs en place.

En 1993, Howard Rheingold écrivait [1],

Nous avons accès pour le moment à un outils qui pourrait amener la convivialité et la compréhension dans nos vies, et pourrait aider à revitaliser la sphère publique. Ce même outil, contrôllé de manière impropre et partisane, pourrait devenir un instrument de tyrannie. La vision d’un réseau de communications défini autour des citoyens, contrôllé par les citoyens, est une version d’un utopisme technologique de l’agora électronique. Dans la démocratie originelle, Athènes, l’agora était la place du marché, et, bien plus, la lieu de rencontres, de discussions, de rumeurs, de démonstrations, de confontrations, de débats d’idées politiques - dévoilant ainsi les points faibles de certaines d’entre elles - pour les citoyens de la ville. Mais un autre type de vision pour être appliquée à l’utilisation du Net dans de mauvaises intentions, une vision sombre d’un lieu moins utopique - le Panopticon.

Depuis, ces vues ont été critiquées pour leur naïveté [2]. Ce, parce que les outils et les protocols d’Internet ne sont pas encore assez évolués pour permettre l’émergence d’une démocratie d’Internet et la mise en place d’une ordre supérieur. Puisque ces outils évoluent, nous sommes à l’approche d’un sursaut d’Internet. Ce sursaut facilitera un modèle politique rendu possible par la technologie pour soutenir les caractéristiques élémentaires de la démocratie, érodées par les concentrations de pouvoir au sein des grandes entreprises et des gouvernements. Il est possible que ces nouvelles technologies permettent la création d’un ordre supérieur, qui à son tour permettra une forme de démocratie émergente, capable de gérer des questions complexes et de soutenir, modifier ou remplacer notre démocratie représentative actuelle. Il est aussi possible que ces nouvelles technologies favorisent les terroristes et les régimes totalitaires. Ces outils auront donc la capacité soit d’améliorer soit d’affaiblir la démocratie, et nous devons faire tout ce qui est possible pour influer sur le développement de ces outils en direction d’une meilleure démocratie.

La démocratie

La démocratie telle que définie par le dictionnaire est le gouvernement par le peuple, dans lequel le pouvoir suprême est détenu par le peuple, et exercé directement par lui ou par des agents élus par lui, dans un système électoral libre. Ce qu'Abraham Lincoln affirmait comme étant le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple [3].

Rome et les nations les plus démocratiques à sa suite, ont choisi une forme républicaine de la démocratie représentative. La démocratie directe n'est pas applicable aux populations larges, et comme les masses non-éduquées n’étaient pas considérées comme capable de régner directement, ceux qui l’étaient furent choisis pour représenter les masses. La démocratie représentative permet aussi aux dirigeants de se spécialiser pour formuler des opinions sur la variété de questions complexes à résoudre, alors qu'on ne pourrait attendre d’une population inéduquée et inintéressée qu'elle puisse comprendre l’ensemble de ce questions.

L’échec de la démocratie à s'adapter aux larges populations n’est pas non plus compliqué à comprendre. Les pères fondateurs de ce pays, les partisans du trio liberté, égalité, fraternité français et la plupart des libéraux qui ont orienté la société vers la libertés dans les années 1700, ne pouvaient pas envisager la croissance des populations, les évolutions radicales de la science, les immenses améliorations des technologies, et l’incroyable augmentation de la mobilité des informations, de l’argent, des biens et des personnes. Ils ne pouvaient pas non plus savoir ou visualiser la topographie de pays tels que les Etats-Unis, le Canada ou la Chine, ou de continents tels que l’Afrique, l’Europe du Nord, la Russie ou l’Amérique Latine. Ils ont ainsi fait tenir ces immenses topographies le mieux qu'ils ont pu, dans des grilles qui n’avaient aucune similitude avec la réalité de l’environnement, ou des changements d’échelle radicaux en terme de population, de commerce et de gouvernement. En somme, ils n’ont pas prévu la nécessité pour le droit de s'organiser de lui-même - d’ajuster les systèmes d’évaluation et les degrés de séparation à mesure que ces changements se déroulent.
(Dee Hock [4]

À mesure que les questions auxquelles les gouvernements doivent faire face deviennent plus larges et plus complexes, de nouveaux outils permettent aux citoyens de s'organiser par eux-mêmes plus facilement. Il est possible que ce type d’outils permettent aux démocraties de mieux s'adapter à ces changements d’échelle.

Une démocratie, idéalement, est gouvernée par la majorité et protège les droits de la minorité. Pour cela, elle doit favoriser la compétition des idées, ce qui nécessite la possibilité de débat critiqe, la liberté d’expression et la possibilité de critiquer le pouvoir sans crainte de repression. Dans une vraie démocration représentative, le pouvoir doit être distribué à plusieurs points d’autorité, autorisant ainsi les contre-pouvoirs et les contrôles d’exécution.

La compétition des idées

La compétition d’idées est essentielle pour qu'une démocratie prenne en compte la diversité de ses citoyens et pour qu'elle protège les droits de la minorité, tout en permettant au consensus de la majorité de gouverner. Le processus de cette compétition d’idées a évolué avec les progrès de la technologie.

Par exemple, la presse écrite a rendu possible une plus large diffusion de l’information auprès des masses, et en fin de compte, a donné au peuple une voix au travers du journalisme et de la presse. On peut cependant arguer que celle-ci a été remplacer par la voix des mass media dirigés par certaines grandes entreprises. De ce fait, la compétition d’idées est moins diverse, plus repliée sur elle-même.

Débat critique et liberté d’expression

La compétition d’idées repose sur un débat critique largement diffusé. Bien que nous ayons de nombreux outils pour gérer un tel débat, de plus en plus d’obstacles se dressent pour notre engagement das ce débat.

Les biens communs [5]

Si la nature a fait une chose moins susceptible que toutes les autres d’être l’objet d’une propriété exclusive, c'est sans nul doute l’action de la puissance de pensée que l’on appelle une idée, et qu'un individu ne peut détenir exclusivement qu'aussi longtemps qu'il la garde pour lui, mais qui, au moment où elle est divulgéue, entre en la possesion de tous de force, et dont le receveur ne peut se déposséder. Une autre de ses caractéristiques particulières est que personne n’en possède moins, puisque tout un chacun en possède la totalité. Celui qui reçoit une idée de ma part, reçoit de l’instruction sans diminuer la mienne ; tout comme celui qui allume sa chandelle à la mienne, reçoit de la lumière sans diminuer la mienne.

Ces idées doivent se répandre librement d’une personne à l’autre, tout autour du monde, pour l’instruction morale et mutuelle de l’homme, l’amélioration de sa condition ; voilà un fait que la nature semble avoir conçu tout particulièrement et bénévolement en créant les idées de manière similaire au feu, s'étendant au travers de l’espace sans perdre en densité en aucun point, et de manière similaire à l’air dans lequel nous respirons, nous nous déplaçons, et nous existons, qu'on ne peut confiner ou réduire à une propriété exclusive.

(Thomas Jefferson)

À mesure que la notion de propriété intellectuelle continue d’étendre sa portée, une part de plus en plus importante de ce qui était de l’ordre de la connaissance commune, devient la propriété de grandes entreprises. À mesure que les infrastructure de communication sont déviées pour favoriser la protection de la propriété plutôt que la diffusion libre des idées, les possibilités de débat critique sont fortement restreintes.

Même si les idées ne sont pas l’objet de copyright, des législations de protection du copyright draconiennes limitent la portée et le sens du libre usage, et même le cours des innovations, ayant ainsi le même effet que si les idées étaient sous la propriété et le contrôle de ces grandes entreprises. Ceci inclut le code utilisé à l’intérieur des ordinateurs et des réseaux pour le contrôle de la transmission ou de la reproduction de l’information. Ceci comprend ainsi la détermination de ce qui est partagé par les particuliers ou alloué aux grandes entreprises, diffusant de la sorte la propriété intellectuelle protégée [6].

Privauté

Qu'elle soit démocratique ou non, toute concentration de pouvoir ou de richesse désire rarement, très rarement, que les individus soient bien informés, réellement éduqués, que leurs vies privées soient respectées et non-limitées. Ce sont exactement ces choses que la richesse et la puissance craignent le plus. Les anciennes formes de gouvernements ont toutes les raisons d’opérer en secret, tout en refusant ce privilège aux individus. Le peuple doit être minutieusement scruté, tout en conservant le pouvoir hors d’atteinte.
(Dee Hock) [7]

Outre la capacité légale et technique de s'exprimer et de participer au débat critique, les citoyens doivent être autorisés à parler sans crainder la répression. Dans notre monde de plus en plus sophistiqué de base de données et de profilage systématique des individus, la protection de ces citoyens et des agitateurs publics, prêts à remettre en question le pouvoir, doit être assurée. Les puissants sont de plus en plus en position de menacer les faibles, et ce pouvoir doit être contré par une possibilité accrue offerte aux individus de gérer leurs identités, définies de plus en plus souvent par les profiles créés en utilisant les informations collectées électroniquement.

Ceci est essentiel pour comprendre la différence entre privauté et transparence. Lorsque les puissants collectent des informations pour controler les faibles, et se cachent derrière le voile de la confidentialité, il s'agit d’une invasion de la sphère privée, d’une base à un méthode de sécurité fondée sur la surveillance.

Dans l’une des critiques les plus précoces du projet de carte d’idendité (janvier 1986), le professeur Geoffrey de Q Walker, désormais doyen de la faculté de droit à l’Université de Queensland, observait [8] (Simon Davies):

L’un des contrastes fondamentaux entre les sociétés libres démocratiques et les sytèmes totalitaires réside dans ce qu'un gouvernement totalitaire (or une organisation totalitaire) repose sur la confidentialité pour le régime, tout en réclamant une haute surveillance et une importante ouverture de tous les autres groupes, tandis que dans la culture civique d’une démocratie libérale, cette position est approximativement renversée.

Steve Mann présente la notion de sousveillance [9] comme une méthode permettant au public de contrôler l’establishmen et d’obtenir ainsi un nouveau niveau de transparence. La presse a tenu ce rôle, mais du fait de leur forte orientation vers un feedback positif, les média ont eu tendance à se concentrer sur des questions moins importantes, leur donnant un niveau d’attention démesuré. Un exemple de cette fascination des médias fut celle qu'ils portèrent à Gennifer Flowers et ses déclarations sur la relation qu'elle aurait eue avec le Président Clinton.

Les weblogs et d’autres formes de filtrage associées avec les nombreuses technologies de capture et de transmission présentées par Mann pourraient fournir une meilleure méthode de capturer et de filtrer les informations les plus pertinentes tout en supprimant les informations non pertinentes dans lesquelles les dommages à la sphère privée dépassent la valeur offerte au public.

Un exemple au cours duquel les weblogs ont surpassé la capacité des média à identifier les informations pertinentes est celui donné par l’affaire Trent Lott. Les média nationaux rapportèrent brièvement ses commentaires racistes durant la célébration du 100ème annivaire de Strom Thurmond. Alors que les médias avaient fini d’accorder leur attention à cette affaire, les weblongs ont continué à trouver des preuves du passé raciste de Lott, jusqu'à ce que les mass média le remarquèrent à nouveau, et en firent la couverture plus en profondeur [10].

L’équilibre entre ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas est excessivement difficile à déterminer, important, et soumis à des biais culturels. Il est donc nécessaire de trouver des mécanismes pour vérifier l’équilibre et la non-corruption du filtre. Il s'agira d’un ensemble de contrôes et de contre-pouvoirs variés, et d’une combinaison de diverses méthodes qui pourrait nous fournir une vision équilibrée.

Sondages et démocratie directe

La démocratie directe - le gouvernement du peuple par lui-même - a toujours été qualifié d’impossible à grande échelle, du fait de la difficulté technique d’une telle gouvernance directe, et de ce que les complexités impliquées dans la gestion d’un vaste état nécessitent une compréhension bien plus profonde des problèmes posés, une spécialisation et une répartition des tâches. La démocratie représentative, dans laquelle les représentants du peuple élus sont choisis via un mécanisme de vote, est considérée par la majorité comme la seule voie possible pour gérer une démocratie de grande dimension.

À mesure que le mécanisme de vote devient plus organisé et que la difficulté de prendre part au débat critique augmente, nous constatons que les représentants élus représente ceux qui ont le pouvoir d’influer sur le mécanisme de vote et le débat public. Ces groupes sont souvent des minorités qui ont plus d’influence financières ou une capacité à mobilier un nombre important de gens motivés, par des moyens religieux ou idéologiques. Les extrémistes et les intérêts privés dominent nombre de démocraties, et la majorité silenciuse a une influence très limitée sur la sélection des représentants ou sur le débat politique [11].

Un ensemble varié de groups ont réussi à sonder la majorité silencieuse et à amplifier ses opinions pour soutenir des politiciens modérés sur des questions politiques. L’un de ces groupes, Peaceworks, opère en Israel et Palestine au travers de sondages, par téléphone ou sur Internet, de citoyens moyens qui sont en faveur de la paix, et de l’amplification de leurs opinions en publiant leurs résultats dans des rapports et dans les mass média. Cette méthode de contournement des méthodes traditionnelles d’influence sur les représentants est une forme de démocratie directe, qui devient de plus en plus populaire et importante à mesure que la technologie rend ces sondages plus faciles.

En général, le sondage, en tant que forme de démocratie directe, est très efficaces pour les questions relativement simples, et sur lesquelles la majorité silencieuse a une opinion sous-représentée. Pour les problèmes plus complexes, une telle démocratie directe est critiquée comme populiste et irresponsable.

Pour adresser ce problème, le professeur James S. Fiskin a développé une méthode de sondate appelée sondage délibératoire. Un sondage délibératoire combine une délibération des petits groupes de discussion avec un échantillonnage scientifique et aléatoire, pour augmenter la qualité et la profondeur de la compréhension des participants, tout en conservant un échantillonage qui reflète la distribution réelle de la population, plutôt que la distribution du pouvoir politique. Le sondage délibératoire a été utilisé avec succès pour sonder des personnes sur des questions relativement complexes telle que les politiques d’imposition [12].

Il est possible qu'il existe une méthode pour que les citoyens s'organisent d’eux-même pour discuter et résoudre des problèmes complexes, améliorer notre démocratie, sans qu'aucun des citoyens ne soient requis de connaître ou de comprendre la totalité. Ceci est l’essence même d’une émergence, et c'est ainsi que les colonies de fourmies sont capables de "penser", et que notre A.D.N. est capable de construire nos corps dans leur complexité. Si les technologies de l’information pouvaient fournir une mécanisme pour que les citoyens d’une démocratie puissent prendre part à la vie publique suivant un modèle qui permet l’auto-organisation et la compréhension émergente, il est possible qu'une forme de démocratie émergente pourrait résoudre nombre des questions de complexité et d’échelle posées aux gouvernement représentatifs actuels.

Dans les systèmes complexes, le rôle du chef n’est pas de déterminer la direction et de controler ceux qui le suivent, mais il est de maintenir l’intégrité, de représenter la volonté de ceux qui le suivent, d’influer et de communiquer avec ses pairs et les chefs supérieurs [13]. Le chef devient alors plus un facilitateur et un gardien du processus qu'une figure de pouvoir, et il est ainsi souvent le catalyseur ou l’animateur du débat critique, ou le représentant d’une groupe engagé dans un tel débat [14]. Le chef est souvent le messager portant le consensus d’une communauté à un autre niveau ou un autre groupe. Et de fait, certains chefs dans une démocratie représentative agissent de la sorte. Et à mesure que les dirigents deviennent nécessaires pour gérer le développement d’une opinion ou d’une idée autour d’une question complexe, les technologies de l’informations peuvent rendre possible la sélection rapide et ad-hoc d’un dirigeant et de la représentation de cette opinion ou idée dans un débat plus large.

Emergence

Dans l’étude des systèmes complexes, l’idée d’émergence est utilisée pour indiquer l’aparition de motifs, de structures ou de propriétés qui ne semblent pas s'expliquer de manière adéqute par référence uniquement aux composantes pré-existantes du système et à leurs interactions. L’émergence prend un rôle de plus en plus important lorsque le système est caractérisé comme suit:

  • l’organisation du système, i.e. son ordre global, aparaît plus essentiel et d’un autre genre que celui des composantes isolées ;
  • les composantes peuvent être remplacées sans que le système dans son ensemble ne se décompose ;
  • les motifs ou propriétés nouveaux du système global sont radicalement différentes de celles des composantes pré-existantes ; de ce fait, les motifs émergents semblent imprévisibles et non-déductibles des composantes, ainsi qu'ils sont irréductibles à celles-ci.
(emergence.org) [15]

Dans son livre Emergence, Steven Johnson décrit les colonies de fourmis moissonneuses, qui affichent une capacité étonnante à résoudre des problèmes très compliqués, entre autre des problèmes de géométrie. L’échange suivant est extrait d’une interview avec Deborah Gordon, qui étudie les fourmis :

Elle dit: Regardez ce qui s'est passé ici : elles ont construit le cimetière au point exact le plus éloigné de la colonie. Et le dépotoire est encore plus intéressant : elles l’ont située précisément au point qui maximise la distance à la fois de la colonie et du cimetière. C'est comme s'il y avait une règle qu'elles suivaient : mettez les fourmis mortes aussi loin que possible, et mettez les déchets aussi loin que possible sans les mettre à proximité des fourmis mortes.